Détermination, indétermination : la sémiotique entre prévisibilité et imprévisibilité

Après avoir consacré ses deux dernières éditions (2022 et 2024) aux enjeux cruciaux de la transition écologique et à la problématique du vivant, l’Association Française de Sémiotique propose, pour son prochain congrès, de d’élargir ces problématiques en interrogeant les notions de détermination et d’indétermination. Ces deux catégories, à la fois conceptuelles et opératoires, traversent l’ensemble des pratiques du sens. Depuis la grammaire phrastique (le déterminant) jusqu'aux positions philosophiques et idéologiques (le déterminisme). Elles permettent de penser le rapport entre ce qui est prévisible et ce qui surgit de manière imprévisible, entre le calculable et l’événementiel, entre la régularité des formes et la surprise du sens.

Depuis ses origines, la sémiotique s’est donné pour tâche de comprendre les structures et les logiques de la production signifiante. La sémiotique structurale a bâti son appareil théorique autour d’un principe d’organisation principalement modélisé par le schéma narratif, qui donne forme à la continuité du devenir symbolique. Ce modèle a longtemps été conçu comme un cadre de prévisibilité, car il rendrait compte des enchaînements, des régularités et des anticipations du sens au sein des discours et des formes de vie. Mais il faut aussi penser la narrativité au-delà de ce paradigme de la régularité, comme une synthèse de l’hétérogène, comme une opération sémiotique qui accueille le discontinu, l’émergent et le fluctuant. Dans cette perspective, la réflexion sur l’indétermination acquiert une portée décisive.

Charles Sanders Peirce, de son côté, considère l’indétermination non pas comme une simple imprécision ou absence de forme mais comme la condition même du sens. De l’articulation entre les catégories de priméité, secondité et tiercéité jusqu’au musement, le signe peircien, en reliant un objet à un interprétant, ouvre un champ de possibles où le sens n’est jamais clos, mais toujours en devenir. L’indétermination est ce qui permet au signe de rester vivant, c’est-à-dire de conserver une part de potentialité dans l’acte même de sa détermination. Dans cette logique du continu et du vague, le sens ne s’épuise pas dans une interprétation unique, il se prolonge, se reconfigure, se déploie dans le temps.

Cette problématique trouve également un écho dans la bio-sémiotique, qui interroge la manière dont les processus du vivant articulent détermination biologique et indétermination évolutive.

Par ailleurs, la sémiotique de la culture de Youri Lotman a également montré que l’indétermination n’est pas seulement une ouverture vers l’imprévisible futur, mais aussi une reconfiguration du passé et une réélaboration souvent source de conflits. Lotman a mis aussi en évidence le fait que les textes culturels parfois programment eux-mêmes l’indétermination ; en réécrivant sans cesse les frontières du sens, ils en font le moteur du dynamisme collectif.

De même, la sémiotique du politique invite à penser les crises, les ruptures et les mutations comme autant de manifestations de l’indétermination sociale — non pas comme anomalies, mais comme expressions vitales de la transformation symbolique.

Dans la perspective herméneutique, Paul Ricoeur a souligné que toute interprétation implique une tension entre détermination et indétermination : le texte, comme le récit, produit du sens non en éliminant l’incertitude, mais en la configurant. C’est cette capacité de mise en forme du possible qui relie la sémiotique à une anthropologie du langage, où l’indétermination devient une manière d’habiter le monde, une composante essentielle de nos formes de vie individuelles et sociales.

La détermination et l’indétermination convoquent pareillement la question de l’énonciation, devenue centrale dans la sémiotique contemporaine. Dans une situation donnée, l’acte même de dire, de produire des actes linguistiques ayant des effets perlocutoires dépassant le contrôle du sujet parlant, engage une part d’imprévisibilité et de surgissement : toute énonciation est un événement, un devenir du sens au sein d’une scène où rien n’est totalement prévisible. Du point de vue linguistique, l’énonciation peut être comprise comme un processus de détermination progressive : le sens ne préexiste pas à l’acte de parole, il s’y construit par ajustements successifs, par repérages et reformulations. Le langage manifeste ainsi une tension constante entre stabilité formelle et ouverture interprétative. La détermination du sens n’est jamais close car elle se renouvelle à chaque actualisation, au croisement des contraintes du système et des potentialités des conditions énonciatives. Ainsi, l’énonciation apparaît comme un lieu où se rejouent les rapports entre détermination et indétermination. Elle articule la contrainte des structures sémiotiques et la liberté créatrice du sujet parlant.

Les dynamiques contemporaines mettent cette dialectique au premier plan. D’un côté, les sociétés font l’expérience croissante de l’imprévisible avec des crises géopolitiques, des mutations technologiques et des bouleversements environnementaux toujours plus profonds. De l’autre, de nouveaux régimes de détermination, portés par les dispositifs numériques et par l’intelligence artificielle, prétendent maîtriser l’aléatoire, anticiper les comportements et modéliser les décisions. Entre ces deux horizons, celui du calcul et celui de l’événement, la sémiotique est appelée à repenser sa propre position en essayant de répondre à la question suivante : comment analyser les formes du sens dans un monde où l’imprédictible devient structurel ?

Le congrès entend interroger ces transformations à partir d’un dialogue entre les approches sémiotiques, philosophiques, linguistiques, biologiques et sociales. L’enjeu est de comprendre comment la détermination et l’indétermination s’articulent dans les discours, les récits et les pratiques signifiantes. Il s’agira de penser l’indétermination non seulement comme absence de prévision, mais aussi comme acte sémiotique, comme puissance d’ouverture du sens. La vocation interdisciplinaire du congrès sera pleinement affirmée : les contributions relevant de la linguistique, de la philosophie, de l’anthropologie, de la rhétorique, de l’esthétique, de la bio-sémiotique, de l’informatique ou encore des sciences de l’information et de la communication seront accueillies avec intérêt.

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